Davoud Torkamaneh est un chercheur de l’Université Laval spécialisé en biologie computationnelle des plantes. Il est à la tête du premier programme public de sélection du cannabis au Canada. Ses collègues l’appellent «Prof cannabis»! La légalisation du cannabis en 2018 a réjoui les consommateurs canadiens, mais aussi les chercheurs qui ont un rattrapage énorme à faire pour comprendre une plante qui a trop longtemps été mise à l’index. 

Jusqu’à très récemment, la majorité des travaux de recherche portaient sur l’effet médicinal et pharmaceutique du cannabis, sur l’effet addictif, l’effet social… Comme si on avait oublié que le cannabis, c’est une plante. 

C’est dans ce large contexte de protection de la population et de la responsabilité scientifique des universités que Bon Stock a discuté avec M. Torkamaneh. Il y a actuellement sept projets de recherche sur le cannabis à l’UL. Ces projets mobilisent cinq équipes appartenant aux facultés de Pharmacie, de Médecine dentaire et des Sciences de l’agriculture et de l’alimentation. 

Sécurité et paperasse

Le niveau de sécurité déployé dans les installations de recherche de l’UL est remarquable et nous informe des difficultés particulières qui entourent encore la recherche sur le cannabis en 2022. Chaque graine, chaque échantillon biologique qui entre dans le laboratoire de Davoud doit être identifié individuellement avec un code-barre afin d’effectuer un suivi jusqu’à sa destruction. Une graine ne germe pas? Il faut le signaler aux autorités compétentes par le biais d’un constat qui doit être signé par deux personnes. Un plant doit être déplacé entre deux laboratoires? Deux personnes doivent signer un bon de sortie et à deux autres signatures seront requises pour le bon d’entrée. Et la sanction, en cas de mauvaise tenue des dossiers administratifs, peut aller jusqu’à la révocation de la licence de recherche de l’Université. 

Avant même que l’entrevue débute, c’est Davoud qui me pose la première question. Mon interrogation initiale lors de ma demande d’entrevue était la suivante : quelle est la limite théorique du niveau de THC dans une fleur de cannabis? Il voulait s’assurer que ma compréhension était minimalement correcte. Tu peux sortir le prof de l’Université, mais tu ne peux pas sortir l’Université du prof…

Propos recueillis par Luc Prévost

Une chose est très importante. Il faut séparer le cannabis médicinal, le cannabis récréatif et le cannabis récréatif de type drogue. C’est ce dernier type de consommation qui a changé l’histoire du cannabis pour qu’il devienne de plus en plus comme une drogue. C’est ce que j’appelle «l’illégalisation» du cannabis. Avant sa prohibition dans les années 1920-1930, les cannabis disponibles avaient 2 % de THC. On l’a ensuite «illégaliser». Et ça a été la fin de tout contrôle parce que le cannabis est devenu un marché noir. Aujourd’hui, on n’a pas encore vraiment validé, mais toutes nos recherches, tous nos résultats nous amènent à ce fait : c’est le THC qui est le composant addictif. Ouais, c’est pour ça qu’ils ont augmenté le taux de THC très significativement depuis sa prohibition.

Dutchification et appauvrissement de la biodiversité

Quand on parle de diversité génétique, on dit qu’il s’agit d’un phénomène de «Dutchification». Avant, le cannabis était produit en Afrique, au Moyen-Orient, etc. Dans ces régions, le cannabis, ça pousse comme de la mauvaise herbe. Il y avait une grande diversité de cultivars. Mais le phénomène de Dutchification a tout changé. Pourquoi? Parce que les gens qui étaient derrière l’industrie hollandaise ont envoyé leurs graines partout dans le monde. Cela a provoqué un appauvrissement de la diversité génétique disponible. Il n’existe pas encore de banques de graines pour conserver la biodiversité du cannabis. J’ai d’ailleurs récemment publié un article d’opinion et fait part de mes préoccupations à ce sujet.

Quand on parle d’une fleur de cannabis, les gens la consomment au complet. Et une plante, ça contient plusieurs centaines de composants chimiques actifs de molécules spécifiques. Et chaque plant a un profil chimique différent. Il y a beaucoup de controverses sur ce sujet, mais nous, on fait du mieux qu’on peut pour standardiser toutes ces recherches. On ne peut pas revendiquer tel ou tel effet parce qu’on ne connait pas encore toutes les molécules, toutes leurs combinaisons et comment elles fonctionnent ensemble. 

Plant homzygote

 Mais comme le cannabis était illégal, personne ne pouvait travailler cette plante. Si on compare, l’orge, le maïs, le blé et le soja ont des centaines d’années de sélection. Le soya est un très bon exemple. Il contenait des composés chimiques nocifs pour la santé. Avec le temps, les programmes de sélection ont permis de faire disparaitre le danger. Mais pour le cannabis? On ne sait rien. Et surtout, on n’a pas de variété génétiquement stable. Quand on parle de créer des variétés génétiquement stables, on parle d’un programme qui prend plusieurs années de travail. Si je devais résumer à l’extrême, c’est simple : on prend des parents, on les croise à de multiples reprises pour obtenir une lignée consanguine. En anglais, on dit «inbread line». On parle alors d’un plant homozygote. On plante les graines et tous les produits sont uniformes. On n’a pas encore fait ce genre de travail pour le cannabis.  

Actuellement, les graines dérivées de plantes de cannabis produisent différentes descendances. 

J’aime prendre l’exemple de ma famille.

Mes parents sont uniques, mais tous leurs enfants sont différents, complètement différents. C’est pareil pour le cannabis et quand on dit qu’ils sont différents, cela signifie qu’ils sont génétiquement instables. Les plantes ne sont pas génétiquement stables. Cette instabilité génétique crée beaucoup de problématiques. Les produits sont peu uniformes, ils sont sensibles à toutes sortes de choses. On change de lumière, le produit change. On change la température, le produit change. On change les nutriments, ça change le produit final. On circule à côté de plantes? Elles changent parce qu’elles sont instables. Bon, si on n’a pas de plantes stables génétiquement, on ne peut pas produire des produits uniformes. C’est ce genre de recherche que je pousse : la production de cultivars avec une génétique stable.

Métabolites primaires et secondaires

Imaginons un plant. Il y a une tige principale, des tiges secondaires et en haut, une très belle cocotte. On a des tiges secondaires partout. Au niveau biologique, toutes ces tiges sont différentes et ne seront pas matures en même temps. La fleur principale en haut est prête? On coupe tout, mais le niveau de cannabinoïdes de chaque fleur est différent selon chaque partie de la plante. Sur cette fleur, on a des petits trichomes. Des usines de production de cannabis. Il y a pas mal des études sur ça, parce que c’est commun à toutes les plantes.  

J’ouvre une parenthèse. 

La majorité des métabolites secondaires sont une forme de système de défense. S’il y a un ravageur, une maladie ou une blessure, le plant commence à produire des métabolites secondaires. Maintenant, on s’intéresse à ces produits métabolites secondaires qui sont des cannabinoïdes. Si un plant est stressé, la quantité peut changer. D’où l’intérêt d’avoir un plant stable.

Les métabolites primaires sont des métabolites qui sont dans les cellules des plantes. Ces métabolites sont très importants pour la vie des organismes. Mais les métabolites secondaires sont des métabolites produits en réaction avec l’environnement. Si on se débarrasse de tous les métabolites secondaires, les plantes ne meurent pas.

Mais revenons aux cannabinoïdes et au THC spécifiquement. Il est produit dans cet organe qui s’appelle trichome. Il y a une diversité très intéressante pour les structures de ces trichomes. Parfois, on a des plantes qui sont très riches en trichomes. Parfois ils sont très longs ou avec une tête plus grande. Parfois, la proportion des trichomes est très élevée, mais ils ne sont pas si efficaces. Parfois, on est des trichomes moins gros, mais très efficaces pour produire ces métabolites. C’est la première chose à retenir pour la production de tous ces cannabinoïdes. Il y a une diversité génétique et phénotypique pour cette usine de production qu’est le trichome.

Comprendre le concept du rhéostat

En ce qui concerne les gènes contrôlant les principaux cannabinoïdes, les gens ont toujours pensé : «Si j’ai un taux de THC très élevé, le taux de CBD sera très bas». Un peu comme un interrupteur, une switch ON/OFF. Mais avec les recherches qu’on fait, on pense que ce n’est pas ON/OFF. 

On sait maintenant que si tu pousses un plant pour obtenir plus de THC, le CBD et les autres métabolites vont suivre également à la hausse. Plutôt qu’un interrupteur ON/OFF, on dispose d’une sorte de rhéostat, d’un variateur qui permet d’ajuster les niveaux de métabolites.

Ça augmente un peu à la fois. Pas ON/OFF. Il y a encore des équipes de recherches qui pensent qu’il suffit de travailler sur 2-3 gènes spécifiques et BOUM, les taux de métabolites augmentent. En fait, il faut travailler sur plusieurs combinaisons de gènes. On sait aussi que c’est le mix des différents métabolites qui est intéressant au niveau médicinal.

Quand on parle d’augmentation des cannabinoïdes spécifiques comme le THC, il faut séparer le médicinal et le récréatif. Il y a de l’alcool à 99 %, il ne faut pas l’oublier. C’est donc un sujet très, très vaste et il faut le regarder de différents points de vue. Faut penser tout ensemble. Pas à une seule chose spécifique. Comme chercheur, je ne peux pas dire n’importe quoi et en plus, pour ce sujet spécifique, la santé sociale est ma priorité. Le cannabis est une industrie très importante pour le Canada. Elle crée beaucoup d’emplois et ça joue un très grand rôle dans les sociétés, tant au niveau économique qu’au niveau de la santé. 

L’importance économique du cannabis est oubliée

Aujourd’hui, le cannabis est la troisième ou quatrième plante la plus importante pour l’économie canadienne. L’industrie du cannabis a aussi un taux de recrutement très élevé. Près de 111 000 Canadiens travaillent dans l’industrie du cannabis. Mais moi, comme chercheur universitaire, je ne reçois aucun support gouvernemental. Le MAPAQ ne reconnait pas le cannabis comme culture et le MSSS ne veut pas parler de cannabis. Je parle avec toutes ces entités, mais c’est un combat que je mène seul. Il n’y a aucun programme de subventions. L’an passé, le gouvernement fédéral a investi 160 millions de dollars pour des recherches sur la vigne pour l’alcool, même si l’impact économique pour la société et les gouvernements sont quatre, cinq ou six fois plus petits. J’ai un couteau chez moi pour faire la cuisine, couper des fruits, etc.. Ce couteau pourrait être utilisé pour tuer quelqu’un. Mais on ne va pas interdire les couteaux pour autant. Le cannabis, c’est la même chose. Chaque année, à cause de cette attitude, on est en train de perdre la diversité génétique dans le cannabis. Dans le contexte hautement compétitif du cannabis, les entreprises sont préoccupées par leur survie. Elles ne sont pas très à l’aise pour investir dans la science qui détient pourtant déjà une partie des réponses aux questions que se pose l’industrie.

Mais revenons à la question principale!

La bataille des taux de THC, c’est une façon de faire du marketing. Je vais donner un exemple personnel. J’ai dans ma cour un plant de tomate, un seul plant, mais il est extraordinaire. Bon, tous les jours, je l’arrose, je m’en occupe. Si je plante 100 000 clones provenant de ce cultivar, vais-je avoir le même résultat pour chaque plant? Non. Si j’achète des plants, est-ce qu’ils sont génétiquement stables pour produire exactement le même plant? La réponse est non.

Les révélations d’un séquençage profond

En 2021, dans le cadre d’une recherche, on a fait un séquençage très profond sur un seul plant, mais avec des prélèvements du haut, du milieu et du bas. Les résultats étaient étonnants. On était comme wow! Il y a une erreur quelque part. Alors on a recommencé parce que les variations entre les prélèvements du haut, du milieu et du bas, c’était hallucinant. Ça veut dire si je prends une bouture de chaque section de la plante, on va avoir au final trois produits complètement différents.

Et si on fait un prélèvement de ce plant pour propagation par culture tissulaire, que se passe-t-il? Dans ce type de culture in vitro, on utilise des hormones et beaucoup de produits chimiques et donc beaucoup de stress et des mutations. On fait aussi des recherches actuellement sur ce sujet. Il s’agit de projets multifactoriels en culture tissulaire avec des boutures de différentes parties du plant. Quelle partie induit le plus de mutations? Voilà la réponse que la science peut apporter à l’industrie. Tout ça, là encore, nous ramène la même histoire. Au départ, il n’y a pas des plants de cannabis génétiquement stables en 2022, mais c’est un programme qu’on a en train de faire ici, à l’Université Laval. C’est un processus très bien établi pour tous les types de plantes. On fait plusieurs générations d’autofécondation des plants et ensuite on teste des marqueurs. Tout ça, c’est pour stabiliser la plante. Quand la plante devient homozygote, le plant est génétiquement stable. Il existe des plants génétiquement stables comme la tomate, le soja, l’orge, le blé et le maïs. Pourquoi? Uniquement parce qu’on travaille depuis des centaines d’années pour les améliorer. C’est un processus. Ça prend plus de temps. Les dangers avec l’industrie du cannabis? On essaye de raccourcir les échéances…

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