Le géographe Pierre‑Arnaud Chouvy vient de publier un autre texte important. « Moroccan hashish as an example of a cannabis terroir product » (Le haschich marocain, exemple de produit de terroir du cannabis) est une suite logique de son travail qui joue à fond la carte du terroir. Bon Stock a pu lui poser quelques questions pour éclairer sa contribution remarquable au corpus des connaissances qui nous informe de la place et du rôle du cannabis en cette période de légalisation tous azimuts. M. Chouvy est chargé de recherche au CNRS (UMR Prodig). On peut consulter tous ses textes ici et ses photos.
Voici le résumé original de son article:
This article aims at clarifying the concepts of terroir and landrace in the context of cannabis cultivation and hashish production. Taking the Rif region of Morocco as a case study, it shows in particular how and why both terroir and landrace come from the territory they belong to as much as they characterize it. This article raises the question of the existence, future, and development of a cannabis terroir, based on precise and operational definitions of the concepts of terroir and landrace, considered locally in historical, geographical, and cultural terms. Raising the question of a cannabis terroir in Morocco implies considering the Moroccan history of cannabis and its end products, and, as a consequence, the related issues of tradition, autochthony (and allochthony), authenticity, and finally legitimacy (and even legality): all concepts required to address the controversial and even polemical issue of cannabis production in the Rif region. This article concludes that the existence and conservation of a hashish terroir can benefit the Rif region in multiple ways: by improving the image and reputation of Moroccan hashish, by increasing its market value, and by benefiting the local, regional, and national economy. Yet, identifying a cannabis terroir also implies to acknowledge its historical, geographical, cultural, and environmental components in order to protect them. Therefore, identifying and promoting a terroir can prove beneficial economically, environmentally, and culturally as it implies conservation policies and actions that can benefit the balance and stability of a given region, in this case the Rif region of Morocco.
Pourquoi la géographie de la drogue mérite-t-elle d’être davantage étudiée?
Je nourris depuis longtemps un intérêt personnel pour l’ethnobotanique, particulièrement pour les plantes à drogues, et pour l’Asie, ce qui me permit de déterminer l’objet de mes premières recherches à travers la question de l’émergence du principal espace de production illégale d’opium, l’espace dit du Triangle d’or. La drogue comme quête d’inconnu donc, d’expérience et de connaissance aussi : c’est sur les chemins de la connaissance que mon intérêt pour les substances actives m’a jeté.
Ayant travaillé depuis 1995 sur les questions relatives à l’opium en Asie, je me suis penché en 2005 sur celles du cannabis au Maroc à la suite des attentats de Madrid et de l’engouement post-11 septembre 2001 pour l’expression de narcoterrorisme : une partie des explosifs utilisés à Madrid avait été échangée contre du haschich marocain et une comparaison de l’Afghanistan, de l’opium et du Maroc du haschich, s’imposait. Et j’ai continué depuis à travailler sur la question du cannabis et du haschich au Maroc, et ailleurs.
Pourquoi utilisez-vous le mot cultigène dans vos textes?
Le terme de cultigène s’est imposé dans mes écrits dès lors qu’il permet d’éviter ceux de variété (rang taxonomique) et de cultivar (inscrit dans le Code international de nomenclature des plantes cultivées) qui sont d’usages plus restreints. Cultigène a le mérite d’être un terme plus général, générique. Il réfère à une plante dont l’origine ou la sélection est principalement due à une activité humaine intentionnelle et permet donc d’englober variétés, cultivars, strains, etc.
Le rédacteur en chef Soufiane Sbiti du média le Desk évoque le terroir, le «Made in Rif» et les AOC pour la suite des choses… Est-ce que les responsables de la légalisation marocaine s’intéressent à vos travaux?
Le Desk réfère à un document de Pharma 5 et je n’ai eu de contact ni avec les uns ni avec les autres. Mais compte tenu de la teneur et des formulations des documents en question, il semble bien que mes travaux les aient inspirés en partie : je suis le premier, avec Kenza Afsahi, à avoir décrit le processus de substitution des hybrides au kif ainsi que l’impact sur les nappes phréatiques dès 2014. Puis les questions relatives aux variétés de population pays (introgression notamment) et aux terroirs, concepts souvent mal compris et utilisés, comme c’est le cas dans ces documents qui révèlent d’ailleurs la méconnaissance de leurs auteurs vis-à-vis du cannabis. Pharma 5 vante par exemple le soi-disant avantage comparatif du kif en argüant arguant du fait qu’il peut être cultivé en hiver et donc sans irrigation ! Il n’y a bien sûr pas de culture de cannabis en hiver dans le Rif et une telle erreur révèle à quel point les fondamentaux de la problématique du cannabis sont mal maitrisés par les principaux acteurs concernés.
Pourquoi adoptez-vous la définition du terroir proposée par Casabianca et coll. (2006)? Est-ce que cette notion est encore débattue par les géographes?
La définition du terroir fournie par Casabianca et coll. est la plus aboutie qui soit, la plus précise et complète. Le concept de terroir et l’utilisation du terme de terroir ne sont hélas pas forcément mieux compris en géographie que dans d’autres disciplines. C’est une des raisons pour lesquelles mes textes s’appuient sur des définitions scientifiques, ainsi que tout texte scientifique devrait le faire, en ne laissant aucun doute quant à la signification du terme et à la définition de l’objet auquel il réfère. Idem pour variété de pays (landrace), terme largement galvaudé dans les textes consacrés au cannabis.
Comme géographe, quelle est l’importance que vous accordez à la typicité des drogues en général et du cannabis en particulier?
La typicité n’est pas particulièrement importante en soi et je ne parle pas de « typicité des drogues » mais de typicité du cannabis et de certains de ses dérivés, haschich notamment. La typicité est un critère fondamental de détermination d’un produit de terroir et donc d’un terroir. C’est l’approche terroir qui impose de référer à la typicité. Il peut bien sûr y avoir une typicité sans terroir, mais pas terroir sans typicité. Pour un géographe, dont l’objet d’étude principal est l’espace, la typicité, révélateur d’un terroir et donc d’un territoire, est un critère spatial important.
Dans le contexte marocain, les cinq douars historiques pourraient-ils tous revendiquer une typicité unique pour se démarquer?
Je ne pense pas que les cinq douars puissent chacun être caractérisés par un haschich à la typicité spécifique. Il y a probablement des hachichs haschichs de typicités différentes dans le Rif, mais à une autre échelle, entre régions de production par exemple. Les cinq douars font partie d’une seule et même région de production, il me semble. Mais il s’agit là de questions qui doivent encore faire l’objet de recherches spécifiques.
Est-ce qu’un retour à la «Beldiya, ce trésor à sauver» est obligatoire pour créer un vrai terroir au Maroc?
Sans kif, qu’il est préférable d’appeler ainsi que beldiya, dès lors que beldi ou beldiya ne sont pas des termes dont l’emploi est limité au cannabis (on parle de poulet beldi, de poivrons beldi, etc.), il n’y a plus de terroir du haschich dans le Rif. Il suffit de comparer un hachich produit dans le Rif à partir du kif et un autre produit à partir de Critical ou de Clementine Kush par exemple, pour réaliser que l’on obtient des haschichs de typicités très différentes. Le haschich marocain, produit de terroir, doit notamment sa typicité à la culture de la variété de pays kif. Sans kif, donc, pas de haschich produit de terroir du Rif. Et on ne crée pas un terroir. On peut en découvrir, en révéler, mais en créer. Il n’y pas non plus de vrais et de faux terroirs : il y a des réalités agricoles qui peuvent ou pas être qualifiées de terroirs.
sur la modernisation des techniques de culture et de production.
Que peuvent espérer le Rif et le Maroc de la légalisation avec ou sans le terroir du cannabis?
Un terroir existe. Il peut aussi disparaitre. Mais on ne peut pas créer un terroir dès lors qu’un terroir est hérité, qu’il résulte d’évolutions et d’adaptations culturelles, culturales, environnementales, de ce que l’on réunit généralement dans le terme de tradition. Il ne peut donc y avoir de terroir du cannabis thérapeutique au Maroc. Ni non plus d’émergence d’un terroir du cannabis en Californie. Il n’y aucune tradition de cannabis thérapeutique au Maroc, donc pas de terroir « thérapeutique ». Et en Californie, il n’y a pas de typicité du cannabis produit dans le Triangle d’Émeraude : les cannabis qui y sont cultivés sont des cultigènes différents qui donnent des produits finis d’une grande variété. Ce qui n’enlève rien à leur qualité et à leur intérêt. Mais cela n’en fait pas des produits de terroir. Et ça n’est bien sûr pas un drame : il y a une vie hors du terroir. Le terroir sert un certain marketing bien sûr, de par la valeur ajoutée qu’il permet, mais il ne doit pas se limiter au produit du marketing. Le terroir permet le marketing, mais l’inverse n’est pas vrai.
Un terroir canadien est possible?
Pas de terroir du cannabis au Canada non plus donc. À priori en tout cas. Jusqu’à preuve du contraire. Sauf si un produit précis fait montre d’une typicité et d’une réputation spécifique cochant les cases des définitions de Casanas et coll. depuis quelques décennies.
Quels sont vos projets en chantier?
Il y a d’autres terroirs du cannabis et de du haschich dans le monde par contre. À des échelles variées en Afghanistan, au Liban, en Inde, en Thaïlande, à la Jamaïque, à Hawaï, à Tahiti et dans l’ile l’île de la Réunion. Par exemple, parmi d’autres terroirs. C’est sur certains de ces terroirs que j’essaie désormais de travailler.
FIN
Et que photographiait P-A Chouvy sur le train? Les curieuses pourront voir la photo ici.
Photo de l’article par Danièle Bastien (2010)